Automatiser, mais à quel prix ?
Et si, en automatisant toujours plus, on sacrifiait une partie du métier sans le voir venir ?

Je suis Product Manager chez Seyna, où je m’occupe de concevoir et piloter les produits tech qui permettent à nos experts métier d’opérer nos produits d’assurance sans friction.
Mon job, c’est de comprendre où ça coince, décider quoi construire, et coordonner une équipe d’ingénieurs seniors pour transformer tout ça en réalité.
Dans le secteur de l'assurance, l'automatisation est un levier essentiel : elle permet de gagner du temps, de fiabiliser les opérations et de mieux servir nos partenaires : les courtiers et les réassureurs.
Et c’est encore aujourd’hui au cœur de ma mission : identifier ce qui peut être simplifié, industrialisé, automatisé, pour aller plus vite, et faire mieux.
Mais à force d’enchaîner les automatisations, je commence à voir apparaître un autre versant du sujet. Moins visible. Moins quantifiable. Et pourtant bien réel.
C’est ce versant-là que j’avais envie d’explorer ici.
1. L'automatisation, promesse de libération
Automatiser a toujours été un réflexe positif pour moi.
Rendre les choses plus rapides, plus fiables, moins répétitives. Libérer du temps pour se concentrer sur ce qui compte vraiment.
Quand on reçoit des dizaines de bordereaux de la part de courtiers, ou que l’on doit produire chaque mois des comptes de réassurance, on voit tout de suite l’intérêt de ne pas tout refaire à la main.
Chez Seyna, ce réflexe nous a permis d’avancer vite, et d’alléger certaines charges.
Mais à force de multiplier les automatismes, on découvre aussi que tout gain de productivité a un coût caché.
Et que le ressenti des équipes évolue plus subtilement que les chiffres.
2. Des scripts bien rodés, des équipes plus rapides
En quelques mois, nous avons automatisé plusieurs tâches répétitives qui nous prenaient beaucoup du temps et mobilisaient des profils techniques dans l’équipe :
- Les graphiques de suivi de performance des produits, que les équipes actuariat et CSM utilisent chaque mois pour préparer leurs comités de pilotage, remplaçant de nombreuses études ad-hoc dans des classeurs excel hétérogènes.
- Le calcul des triangles de sinistres et des estimations IBNR, qui permettent d’anticiper le coût des sinistres non encore déclarés. On a outillé leur production pour qu’elle soit plus fluide, plus fréquente, et mieux partagée.
- Les bordereaux de réassurance, envoyés tous les mois aux réassureurs pour justifier nos engagements. Avant : beaucoup de copier-coller manuel à partir de la compta. Maintenant : un système qui génère automatiquement les bons fichiers, avec les bonnes données.
- La transformation des données entrantes, c’est-à-dire le passage d’un format “courtier” à un format standardisé utilisé dans notre plateforme. On génère désormais les règles de transformation automatiquement, sur la base de configurations déclaratives.
Dans chaque cas, le bénéfice est clair : moins de temps passé à manipuler des fichiers, plus de bande passante pour analyser, décider, avancer.
Sur le papier, c’est une réussite.
« Vos scientifiques étaient tellement préoccupés par la question de savoir s'ils le pouvaient qu'ils n'ont pas pris le temps de se demander s'ils le devaient. » - Dr. Ian Malcolm, Jurassic Park
3. Gagner du temps, perdre un peu de souffle
Mais derrière les gains de temps et l’efficacité, j’observe aussi une forme de fatigue.
Les journées sont plus denses, les sujets plus variés, plus complexes. Le rythme s’accélère et avec lui, la sensation d’avoir moins d’espace mental. Moins de petites victoires simples, aussi.
Et puis il y a une question plus intime : celle de la légitimité.
Quand tout devient “automatique”, que reste-t-il du métier ?
À la place d’un acte métier visible, reconnu, il ne reste parfois qu’un bouton cliqué ou un script lancé.
C’est un paradoxe qu’on n’aborde pas souvent : on produit plus, mais on se sent parfois moins utile.
« Je me dis parfois : si j’étais actuaire aujourd’hui, est-ce que je me sentirais encore autant dans mon rôle ? » - Jean-Baptiste, Product Manager
4. Faire mieux, sans oublier pourquoi on le fait
Tout n’est pas sombre, évidemment.
En interne, on partage mieux les savoirs. Des notions qui restaient longtemps cantonnées aux équipes actuarielles (comme l’acquisition ou les IBNR) sont aujourd’hui comprises, au moins dans les grandes lignes, par bien d’autres profils dans l’équipe.
L’automatisation nous permet surtout de servir plus vite et avec plus de transparence, ceux qui comptent :
- Les courtiers, à qui on doit des outils fiables pour piloter leur portefeuille.
- Les réassureurs, à qui on envoie chaque mois des comptes précis et solides.
- Et, par extension, les assurés, qui sortent gagnants de produits mieux pilotés.
Conclusion
Tout cela, ce n’est pas rien.
Mais c’est une ligne d’équilibre à tenir.
Parce qu’en automatisant, on fait des choix.
On décide ce qui mérite encore un regard, un geste humain.
On décide ce qu’on peut rendre invisible, ce qu’on estime “acquis” ou “fiable”.
Et parfois, dans ce mouvement, on efface un savoir sans s’en rendre compte.
Un raisonnement implicite, une intuition métier, un moment d’échange.
Automatiser, c’est aussi choisir ce qu’on accepte d’oublier.


