"Bold." | Un pas après l'autre avec Eric Mignot
Certains individus parviennent à façonner le monde dans lequel nous vivons et transformer des secteurs entiers. "Bold." explore l'ADN et les stratégies de ceux qui transforment leur secteur.

Tracer sa propre route. C’est ce qui caractérise le parcours d’Eric Mignot, de ses débuts dans les grands groupes à la fondation de +Simple. À contre-courant des modèles dominants, il a construit une trajectoire faite de clarté stratégique, d’endurance et de choix assumés. Refus des raccourcis, goût pour les mécaniques solides, exigence de fond : chez lui, la vision précède toujours l’action. Rencontre avec un entrepreneur qui avance avec méthode, sans jamais céder à la facilité.
Tu parles souvent de résilience comme ton principal moteur. Est-ce une qualité que tu as cultivée au fil du temps, ou quelque chose de naturel chez toi ?
C’est un réflexe de survie. Je n’avais pas de grands réseaux derrière moi, pas de trajectoire tracée. Donc, dès le début, j’ai compris qu’il faudrait avancer « un pas après l’autre », et que personne ne le ferait à ma place. Ce n’est pas une posture, c’est une nécessité.
Quand j’ai commencé chez Suez, je me suis retrouvé à devoir structurer le développement en Amérique latine. Je ne connaissais ni le marché ni la culture locale. Alors j’ai passé des heures à me former, à interroger ceux qui savaient, à lire tout ce que je trouvais. C’est dans cette période que j’ai compris que la seule manière de progresser, c’était de travailler plus que les autres, et surtout plus longtemps.
Cette endurance m’est restée. Et c’est ce que j’essaie de transmettre autour de moi : la régularité est plus puissante que les éclats.
Ton parcours dans de grands groupes t’a beaucoup marqué. Qu’est-ce que tu as retenu de ces années chez Suez ou France Télécom ?
J’ai compris ce qu’il fallait faire et ce qu’il ne fallait pas faire.
Chez France Télécom, c’était 800 postes de direction, dont 799 tenus par des ingénieurs du corps des télécoms. Le client n’était qu’une variable parmi d’autres. L’innovation venait d’en haut, sans toujours se demander si elle correspondait aux besoins des clients.
J’ai vu aussi à quel point la politique interne peut tuer l’énergie entrepreneuriale. Chez Suez, j’ai été surnommé « l’ayatollah de la direction internationale » parce que je secouais les certitudes. Quand j’ai alerté sur la désorganisation en Amérique latine, je me suis pris une remontrance monumentale de la part du patron local… Trois semaines après, il me rappelait pour me demander de piloter la réorganisation.
Ces expériences m’ont appris que si tu n’es pas prêt à prendre des coups, tu ne changeras jamais rien.
En quoi ces expériences ont-elles façonné ta façon d’entreprendre ?
Ces années ont forgé deux convictions qui m’accompagnent encore aujourd’hui.
La première, c’est que la clarté de la vision est indispensable. Tu ne peux pas embarquer des équipes sur un chemin incertain si tu n’es pas capable de dire où tu vas et pourquoi. Avant de créer +Simple, j’avais une vision très précise : digitaliser l’assurance des petits pros en partant de la technologie, pas de la distribution massive. Tout était posé dans un business plan : les briques technologiques, les acquisitions de MGA, la stratégie paneuropéenne. Le MBA à l’INSEAD m’a d’ailleurs permis de formaliser cette approche, de transformer des intuitions en frameworks concrets. Cela peut sembler scolaire, mais quand tu grandis vite, cette rigueur est précieuse.
La deuxième conviction, c’est que la résilience n’est pas un trait de caractère, mais une compétence qui se travaille. On parle souvent de talent, mais je crois plus à l’endurance et au mouvement. Ce que tu fais chaque jour, même à petite échelle, finit par te construire. Ce que tu tiens dans la durée est plus important que ce que tu réussis vite.
Quand tu as créé +Simple, tu as préféré un modèle prudent et capital-efficient. Est-ce un héritage de ces expériences ?
Oui, en partie.
En 2021, beaucoup pensaient que nous devions faire une Série C. Mais j’avais vécu la bulle internet. Je savais qu’un excès de capital pouvait pervertir un modèle sain. Lever 50 millions juste parce que le marché le permettait n’avait aucun sens si nous n’en avions pas l’usage.
Nous avons choisi une opération de type LBO avec un fonds majoritaire et de la dette pour financer nos acquisitions. C’était une décision impopulaire. Même mes actionnaires n’étaient pas convaincus. Mais j’étais persuadé que c’était le seul moyen de rester fidèles à notre vision : bâtir une plateforme rentable et robuste. Avec le recul, je ne regrette rien. Ce choix nous a obligés à garder la discipline économique.
Votre modèle économique tranche avec celui de nombreuses AssurTech qui ont levé massivement. Pourquoi avoir choisi cette voie ?
C’est peut-être ce qui nous différencie le plus.
Nous avons tout de même levé 27 millions d’euros, principalement pour bâtir notre techno, mais pas pour acheter de la croissance artificielle. Nous avons toujours refusé de financer l’acquisition client directe, parce que c’est un gouffre économique. Aux États-Unis, Next Insurance a levé des centaines de millions de dollars pour faire du marketing en direct. Ce n’est pas notre ADN.
Nous avons préféré racheter des MGA de niche qui avaient 10 ou 15 ans d’expérience dans un segment précis – par exemple, l’assurance des campings, des entreprises de transport ou celle des restaurateurs – et digitaliser leur savoir-faire. Ces petites structures, avec souvent moins de 20 salariés, avaient un réseau solide mais pas les moyens d’investir dans une plateforme. Une fois intégrés, nous passions leurs produits sur notre techno et nous les diffusions à notre réseau de courtiers. Cela nous a permis d’atteindre une taille critique tout en restant économes.
Vous êtes présent dans cinq pays, dont l’Italie, qui devrait devenir votre premier marché. Pourquoi ce focus international ?
Dès le départ, je voyais l’Italie comme notre marché naturel.
Le potentiel est immense et la concurrence y est moins structurée qu’en France. Aujourd’hui, l’Italie représente déjà 30% de notre chiffre d’affaires, quasiment autant que la France. Nous opérons également en Allemagne, en Espagne et en Autriche.
Notre conviction est que la montée des MGA est inéluctable. Les assureurs traditionnels concentrent leurs efforts sur les gros volumes commoditisés et sur le corporate, laissant un vide sur les niches professionnelles. C’est cet espace que nous occupons avec +Simple. En structurant 70 délégations de souscription et de gestion, nous avons pu créer une plateforme réellement paneuropéenne.
Tu as décidé très tôt de ne pas assumer la gestion quotidienne des équipes. Pourquoi ce choix, qui peut sembler contre-intuitif ?
J’ai toujours été très exigeant avec moi-même, parfois trop avec les autres.
Avec mes associés, on s’est dit que si je me plaçais au centre de l’opérationnel, cela risquait de devenir un frein. À 45 ans, j’avais conscience de la différence générationnelle avec beaucoup de nos équipes. J’ai préféré laisser Anthony gérer l’exploitation et Salah la tech. Mon rôle est de donner la direction, de sécuriser le financement et de garder le cap stratégique.
Cela m’a appris une leçon importante : un fondateur ne doit pas tout faire. Il doit savoir où il est le plus utile. Dans mon cas, ce n’est pas dans la gestion quotidienne des équipes, mais dans la construction et le pilotage de l’architecture globale.
On comprend à travers ces exemples que ta façon d’apprendre est très structurée. D’où vient ce rapport à la connaissance ?
Je suis convaincu que le savoir se construit par couches.
Quand j’ai dû plonger dans la fiscalité internationale ou l’assurance, je suis parti du principe que je ne savais rien. J’ai lu, j’ai interrogé, j’ai accumulé les points de vue jusqu’à ce qu’un schéma clair émerge.
Ce processus, je l’ai appliqué à chaque étape. Quand on a racheté des MGA, je voulais comprendre leur ADN. Pas seulement leurs portefeuilles, mais leur culture, leur manière de faire du risque. Je crois qu’il faut une naïveté assumée pour poser les questions qui dérangent. C’est une force, pas une faiblesse.
Tu parles souvent de mentors. Qu’ont-ils changé dans ta manière de diriger ?
J’ai toujours eu des “bonnes fées”.
Philippe Carle, par exemple, nous avait dit : « Si vous rachetez une boîte trop tôt, vous diluerez la pureté de votre modèle. » Il avait raison. Cette discipline, c’est ce qui nous a permis de ne pas brûler les étapes.
Aujourd’hui, je travaille beaucoup avec Doris Höpke, qui a dirigé Munich Re Europe. C’est une personne d’un bon sens rare. Elle est capable de clarifier une situation complexe en deux phrases. C’est précieux de pouvoir s’appuyer sur des regards extérieurs, surtout quand on évolue vite.
Qu’est-ce qui te motive encore, après un tel parcours ?
Il y a un ressort personnel : prouver que j’étais capable de construire quelque chose qui ait du sens.
Quand j’ai lancé +Simple, je voulais démontrer qu’on pouvait servir les petits pros autrement. L’assurance est une industrie incroyable, souvent sous-estimée. Ce que nous faisons n’est pas simplement technologique : c’est une manière de redonner de la valeur à des risques mal servis.
Et puis il y a un moteur plus intime : je ne supporte pas l’idée du confort. Quand tout devient trop facile, je me méfie. C’est pour ça que je continue. Pour aller plus loin, pas pour m’installer.
Pour conclure, qu’aimerais-tu que d’autres entrepreneurs retiennent de ton parcours ?
Que la clarté de la vision et l’endurance font la différence.
Beaucoup cherchent des raccourcis. Moi, je crois au travail patient, à la discipline, à la capacité d’accepter qu’on ne sait pas tout. Et puis, surtout, à cette idée simple :
« Si tu penses que tu es arrivé à destination, c’est que tu n’allais pas assez loin. »
C’est la phrase qui me guide depuis toujours.